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2021/09/09 - TEXTE / Silence, j'écris... Extrait Portfolio

Dernière mise à jour : 8 oct. 2021

UN CERTAIN 12 JANVIER

La plupart des passagers somnolaient, bercés par le grondement des réacteurs. Le Boeing d’Air France survolait le Sahara, quelque part entre Le Cap et Paris. Paul, les yeux mi-clos, sondait sa mémoire en quête d’une erreur, un oubli, auxquels il puisse remédier. Il venait de boucler une semaine de shooting en Afrique du sud, et anticipait une postproduction qui prolongerait sans doute la fatigue du voyage.

Il sentit le joli minois de Jade, la petite mannequin blonde, surgir au-dessus de son siège. Elle brandit l’écran de son smartphone, tout en lui chuchotant :

- T’es au courant pour Haïti ?

À quoi il répondit, sans même tourner la tête :

- Que se passe-t-il encore ?

- On ne parle que de ça. Un énorme tremblement de terre. Des dizaines de milliers de morts. T’as d’la famille là-bas ?

Il accusa le coup. Pourquoi fallut-t'il qu’il se trouva en suspension au milieu des nuages, assoupi dans le confort ouaté d’une Business Class, quand fut diffusée l’horreur du séisme du 12 janvier 2010 ?

Pendant que Port-au-Prince empilait ses cadavres, suffoquant dans une poussière grise d’éboulement, lui pensait à ses précieux fichiers de mode, espérant n’avoir rien fait de travers. Rien qui puisse compromettre l’obtention de son chèque.

C’est dire à quelle distance il se trouvait de son pays natal.

Alors lui vint un sentiment de honte. Il eut préféré, mille fois, être là-bas, quitte à y risquer sa peau, plutôt que d’entendre ses clientes s’extasier devant une chemise à fleurs, ou le fessier du baraqué qui posait pour leur marque.

On le considérait comme « l’ami haïtien », le seul que l’on connaisse qui ne nettoie pas de carreaux, ou ne conduise pas de taxi. Celui que l’on n’oublie surtout jamais d’appeler, quand le malheur s'abat sur son maudit pays. Le même à qui l’on demande, en toute bonne foi, et très sincèrement désolé, si sa famille n’a pas souffert, si tout le monde est sauf.

Ce qui le poussait à questionner son véritable lien à cette terre natale. Lui qui vivait en plein Paris, loin des secousses assassines. Lui qui, oh abomination parmi les exilés de la première République noire, ne parlait même pas créole. Ce lui à qui Haïti restait étranger.

En songeant à sa visite de la citadelle Laferrière, trente ans plus tôt, il se demanda, dépité, ce qui lui donnait le droit d’être appelé Haïtien.

HR

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